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L’État et les «pauvres»

L’État et les «pauvres» en situation de handicap au Québec, Canada

par : Éric Poulin, Directeur, ACEF-ABE

Introduction

Au Québec, 10,9 % de la population, plus de 881 000 individus (CEPE 2018), ne couvrent pas leurs besoins de base, selon le seuil de faible revenu basé sur la Mesure du panier de consommation1, un indicateur reconnu par l’État québécois, et vivent avec un revenu inférieur à 17 000 $ par année2 (CEPE 2016 : 10). Même s’il est difficile et peut-être peu souhaitable de définir exhaustivement le terme « pauvreté », il est possible d’en identifier différentes formes dans le contexte québécois, selon les réalités sociales, culturelles, politiques et économiques propres au Québec.

Mon dernier projet de recherche se veut une analyse de contenu entourant la pauvreté, l’exclusion et les inégalités sociales et son influence sur la participation sociale des personnes à faible revenu dans la région de Chaudière-Appalaches. Elle s’attarde d’abord au discours de l’État et particulièrement à celui du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, chapeautant la Loi 112 visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale et responsable des plans d’action prévus par cette dernière. Elle aborde aussi l’altération des programmes d’assistance sociale sous l’idéologie néolibérale ; d’une assistance universelle et inclusive à une aide méritocratique catégorisée basée sur l’employabilité. Dans ce court article, je me limiterai au sort des personnes en situation de handicap, prestataires du programme de Solidarité sociale, c’est-à-dire les personnes considérées par l’État québécois comme ayant une contrainte sévère à l’emploi.

Contexte

Avec l’émergence de la société salariale (Castel 1995), le transfert de la prise en charge du « pauvre », de la communauté (ou de l’Église) vers l’État, a donné à ce dernier un certain pouvoir (ou un pouvoir certain) sur la vie des personnes les plus démunies ayant besoin d’assistance, et ce, de façon exponentielle, développant ainsi une nouvelle compétence étatique : le « social-assistantiel » (Castel 1995). L’accumulation de nouvelles mesures bureaucratiques et l’ajout de critères ont été constants dès le milieu des années 1970 et davantage à partir de certains moments clés, notamment sous la Loi sur la sécurité du revenu (1988), la Loi sur le soutien du revenu (1998), ou plus récemment sous la Loi visant à permettre une meilleure adéquation entre la formation et l’emploi ainsi qu’à favoriser l’intégration en emploi (2016), obligeant les premiers demandeurs d’aide sociale, considérés « aptes » au travail à s’inscrire dans un programme d’employabilité sous peine de réduction de leurs prestations de 633 $ à 409 $3 par mois (en 2018). Ce glissement graduel vers un modèle d’assistance méritocratique explique la création de catégories (du méritant au non méritant), ainsi que le cumul de requêtes administratives prescrivant l’admissibilité ou non à une catégorie donnée, et par le fait même, occupant une place toujours plus importante dans la vie des assistés, qu’ils soient considérés « aptes » ou « inaptes » à l’emploi.

Terrain ethnographique : la région de Chaudière-Appalaches. (Batirmaregion.ca, Zonart 2010).

D’abord, soulignons que les entraves bureaucratiques sont imposées à tous les prestataires, même aux personnes en situation de handicap. En effet, ces personnes considérées par l’État comme étant « inaptes » au travail, rapport médical à l’appui, et n’ayant pas accès à la rente d’invalidité, reçoivent mensuellement des allocations du Programme de solidarité sociale, tandis que les personnes considérées « aptes » au travail reçoivent des prestations d’aide sociale de dernier recours. En 2017, 302 182 ménages étaient prestataires de l’aide sociale et 134 285 recevaient des allocations de solidarité sociale (MTESS 2017a).

Pour recevoir ces montants, les bénéficiaires doivent se conformer à un ensemble de règles qui portent atteinte à certains droits fondamentaux, une situation largement dénoncée par les groupes de défense des droits des personnes en situation de handicap. Ainsi, les prestataires de solidarité sociale sont soumis à un « code de conduite » plus flexible sur certains aspects, mais similaire à celui des assistés considérés comme étant « aptes » au travail sur plusieurs autres. Par exemple, une personne « apte » au travail prestataire d’aide de dernier recours doit respecter plusieurs obligations, dont l’interdiction de sortir du Québec pour une période de plus de sept jours consécutifs dans le même mois, principalement pour demeurer disponible à l’emploi, d’accumuler plus de 1 500 $ en avoir liquide, de posséder une maison et des biens de plus de 148 490 $, d’avoir des revenus d’emploi supérieurs à 200 $ mensuellement, ou de vivre avec son conjoint (MTESS 2017c); des règles qui collaborent à la reproduction systémique de la pauvreté et de l’exclusion socioéconomique

En ce qui concerne la personne avec « contrainte sévère », prestataire de solidarité sociale, elle doit se soumettre aux mêmes règles, même si elle ne retournera jamais sur le marché du travail, dont l’interdiction de sortir du Québec pour une période de plus de sept jours consécutifs dans le même mois, d’accumuler plus de 2 500 $ en avoir liquide, de posséder une maison et des biens de plus de 212 129 $, d’avoir des revenus d’emploi supérieurs à 100 $ mensuellement, ou de vivre avec son conjoint, sans quoi leurs allocations sont amputées, voire annulées, ce qui les condamne trop souvent à vivre en situation de pauvreté (MTESS 2017c). En d’autres mots, sans se conformer et s’identifier à une catégorie donnée, la personne ne pourra recevoir l’aide de l’État, « […] il faut tout à la fois accepter d’être reconnu comme pauvre, admettre le contrôle de sa vie privée par des spécialistes de l’action sociale et faire preuve d’une volonté de ‘s’en sortir’ […] » (Paugam 1991 : 114). Alors, pourquoi imposer ces règles et ces contraintes aux personnes qui ne peuvent pas démontrer cette « volonté de s’en sortir », c’est-à-dire retrouver le marché de l’emploi ? L’État n’est-il pas imputable de la protection des droits fondamentaux des personnes qu’il considère comme ayant une « contrainte sévère », soit les personnes prestataires de solidarité sociale ? Voici quelques extraits d’entretiens à ce sujet :

  • On ne peut pas voyager. Je ne peux pas passer plus d’une semaine en dehors de la province de Québec, même si je me fais inviter pas des amis. Ça va à l’encontre des droits et libertés de la personne, carrément. Si j’avais plus de force, plus de capacités, je pense que j’irais essayer de combattre ça. Pourquoi on a ces contraintes-là ? On est inapte au travail, on est considéré comme handicapé. Pourquoi on n’aurait pas accès au déplacement ? Si quelqu’un nous aide, on va être coupé. C’est comme si on était des citoyens de seconde classe, qui fraudent le système, comme des criminels (participant 9).
  • La contrainte sévère à l’emploi et la personne apte au travail sont deux réalités différentes. La personne avec une contrainte sévère à l’emploi ne travaillera pas la semaine prochaine, mais elle n’a pas le droit d’aller en voyage, bien pas plus de sept jours. C’est grave ! […] La question n’est pas de séparer les « contraintes » et les « sans contraintes », mais si les personnes avec contraintes étaient sur un autre régime, comme les rentes, on n’aurait pas à se soumettre aux mêmes règles (participant 17).

La vie en couple n’est pas simple non plus. Par exemple, une personne seule prestataire de solidarité sociale reçoit 962 $ par mois ; deux personnes admissibles vivant séparément reçoivent donc un total de 1 924 $ par mois (MTESS 2018, 2). Après un an ou à partir du moment qu’elles déclarent vivre ensemble, en tant que conjoints, la prestation du ménage sera établie à 1 438 $ (MTESS 2018, 2). Si seulement une personne du couple est admissible au Programme de solidarité sociale et que l’autre travaille, elle devient donc dépendante, ou à la charge de son conjoint, peu importe son salaire, et sa prestation est réduite à partir du premier dollar gagné, excédent le 100 $ de revenu admissible pour le ménage. C’est ce qui explique pourquoi tant de prestataires font le choix de vivre seuls ou ne déclarent tout simplement pas vivre en couple.

Conclusion

Les personnes rencontrées dans le cadre de cette recherche sont unanimes : les règles entourant le Programme de solidarité sociale sont un frein au plein exercice de leurs droits et libertés socioéconomiques et culturels. Pour y arriver, plusieurs de mes informateurs ont souligné l’importance de revoir ces règles en s’assurant qu’elles respectent la Convention ratifiée par le Canada, les Chartes canadienne et québécoise, ainsi que par la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées du Québec. Il faudrait également que les montants accordés permettent aux personnes de vivre au-dessus du seuil de faible revenu reconnu par l’État, sans tenir compte des revenus de leur conjoint pour éliminer la situation de dépendance actuelle, qu’elles puissent gérer ces sommes comme elles l’entendent et qu’elles aient la liberté de voyager, de travailler, de s’éduquer et de participer à la vie publique, comme tous les autres citoyens du Québec, sans entraves technocratiques.

Références

Castel, Robert. 1995. Les métamorphoses de la question sociale. Paris, Gallimard.

CCDP (Commission canadienne des droits de la personne). 2015. Les droits des personnes handicapées à l’égalité et à la non-discrimination : Suivi de l’application au Canada de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées. Ottawa, Commission canadienne des droits de la personne.

CEPE (Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion). 2018. Taux de faible revenu d’après la Mesure du panier de consommation (MPC, base 2011), pour les personnes et les personnes dans des unités familiales, selon l’âge, le sexe et le type d’unité familiale, Québec, 2002-2015. Québec, Gouvernement du Québec, 2-2015, https://www.mtess.gouv.qc.ca/publications/pdf/CEPE_MPC_faible_revenu_2002- 2015.pdf.

CEPE (Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion). 2016. La pauvreté, les inégalités et l’exclusion sociale au québec : État de situation 2016. Québec, Gouvernement du Québec.

MTESS (Ministère du Travail de l’Emploi et de la Solidarité sociale). 2018. Nouveaux montants des prestations : Programme d’aide sociale et Programme de solidarité sociale. Québec, Gouvernement du Québec.

MTESS (Ministère du Travail de l’Emploi et de la Solidarité sociale). 2017a. Rapport statistique sur la clientèle des programmes d’assistance sociale. Québec, Gouvernement du Québec, Service de l’analyse et de l’information de gestion.

MTESS (Ministère du Travail de l’Emploi et de la Solidarité sociale). 2017c. Programme d’aide sociale et Programme de solidarité sociale : biens et avoir liquide permis. Québec, Gouvernement du Québec, Portail Québec, http://www4.gouv.qc.ca/fr/Portail/citoyens/programme-service/Pages/Info.aspx?sqctype=sujet&sqcid=202.

Paugam, Serge. 1991. La disqualification sociale. Paris, Presses universitaires de France.

Endnotes

1 Les indicateurs de faible revenu seront expliqués en détails plus loin.

2Le seuil de faible revenu basé sur la Mesure du panier de consommation pour une personne seule varie de 16 037 $ à 17 263 $ selon la taille de sa communauté (CÉPE 2017, 10). En dessous de ce moment, il est reconnu qu’un individu ne couvre pas ses besoins de base. Les montants varient également en fonction de la taille du ménage.

3 Tous les montants sont en dollars canadiens.

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